Et si on tentait un jeu de rôle ?
Cette sphère ludique particulière est originellement issue du jeu de figurine, donc par extension du jeu de société qui nous regroupe tous ici. En effet, donjons et dragons, l’honorable ancêtre, est dérivé des même wargames qui ont aussi donné naissance à Warhammer, notamment. A l’origine, de respectables adultes se retrouvaient autour d’une table bardée de figurines historiques pour rejouer dans le détail de célèbres batailles napoléoniennes. C’est une recherche de liberté, d’aventure et d’exotisme qui poussa certains hobbyistes à moduler leur loisir jusqu’à donner ce qu’on appelle maintenant le jeu de rôles. Attention à ne pas le confondre avec une tendance très moderne du jeu de société, le jeu à rôles, qui ne repose pas sur les même schémas.
Incarner un personnage dans sa chair et dans sa psyché peut s’avérer angoissant pour quiconque craint l’improvisation ou l’acte théâtral mais si je vous disais qu’il existe un jeu de rôle dont les mécanismes miment les jeux de plateau stratégiques ? Et si ceux-ci permettaient de co-écrire une aventure commune, sans limitations de maître du jeu, de tropes rolistes et d’angoisses d’improvisation ? Bienvenu dans des faubourgs que vous n’aurez cesse d’essayer de fuir avec délectation et effroi.
1 thème, 4 ingrédients, 9 jours, voilà la recette du concours game chef qui a vu naître cette étrange proposition qu’est s’échapper des faubourgs. Issu de la fournée 2013 dont il ne reste malheureusement que très peu de traces, le jeu imaginé par Thomas Munier vient bien avant sa célébrité car il précède de peu le fascinant ras de marée Millevaux, univers extrêmement riche qui prendra son envol l’année suivante avec le système de jeu inflorenza. Les conditions imposées du concours étaient cette fois-ci visuelles, icônes libres de droit issues d’un site spécialisé. Ainsi naquit un étonnant jeu de rôle avec plateau.
À moins que vous ne décidiez de soutenir l’auteur par l’achat d’un pdf ou d’une reliure artisanale, s’échapper des faubourgs est gratuit. Thomas Munier s’est d’ailleurs fait un point d’honneur à officialiser la liberté de réutilisation de ses textes. Le jeu tient en quelques pages, illustrées ou non, dont il faudra extraire les pions, les roses d’action et le plateau. L’auteur préconisant de garder des traces de nos choix en les inscrivant directement sur les éléments physiques manipulés, pas la peine d’imaginer, dans un premier temps, renforcer/plastifier les pions ou le plateau qui sont plutôt destinés à un usage unique ou qui se transformeront par la suite en touchant témoignage de partie.
Bref.
Nous sommes des amis, perdus dans les Faubourgs, une région urbaine, désolée, post-industrielle. Un endroit familier et cauchemardesque. Il va falloir s’en échapper ou mourir. Il n’y a qu’une façon de s’échapper. Le premier qui récupère trois des cinq Cartes peut se rendre à l’Échappatoire et accomplir un rituel.
Mais les problèmes vont s’enchaîner. La seule façon de récupérer ces Cartes, c’est d’affronter des Monstres. Certains d’entre nous vont mourir et devenir des Monstres à leur tour, qui persécuteront les survivants.
Il ne sera plus question d’amitié quand nous allons nous entretuer pour ces Cartes. Car un seul peut s’échapper de ces Faubourgs cauchemardesques.
Jeu de rôle horrifique-onirique à autorité partagée pour 2 à 5 personnes, one-shot de 1 à 3h, centré sur les personnages. Le système de résolution est un jeu de société basé sur un plan et du pliage de papier. Pas de feuille de personnage, pas de création de personnage, pas de MJ, pas de préparation, les joueurs construisent l’univers à la volée.
- Thomas Munier
S’échapper des faubourgs se joue entre deux et cinq joueurs, en deux bonnes heures. Chaque participant dispose d’une rose des vents sur les pétales de laquelle sont indiqués ses actions disponible. À son tour de jeu, l’intervenant devra effectuer trois actions, repliant pour l’occasion lesdits pétales correspondants, les rendant inutilisables jusqu’à son prochain repos. Ces actions seront généralement accompagnées de modifications de la teneur du plateau et de descriptions enrichissant énormément l’expérience urbaine horrifique. Le plateau représente les faubourgs desquels nous devons nous échapper. Ceux-ci sont divisés en quartiers fortement thématisés qu’on ne peut pas systématiquement atteindre mais dans lesquels il faudra toutefois tenter de se déplacer. Des monstres générés par les joueurs et visualisés par des pions arpenteront aussi ces espaces. Finir son tour de jeu sur une case occupée par une de ces créatures signifie la mort. La base théorique du jeu est donc fondamentalement plateau-iste. La victoire se produit pour un joueur après une mécanique de récupération d’éléments clefs (recollection) très officialisée mais sur ce squelette de jeu de plateau, il y a d’impressionnants muscles rolistes qui trifouillent dans vos tréfonds.
Dans les faubourgs est un jeu horrifique. C’est au joueur de déterminer les spécificités de cette horreur: monstres, magie, tueurs, alien; tout est possible mais rien ne sera agréable pour vos personnages. Tout le système de jeu repose sur un interconnection des données qui feront de chaque révélation un coup de hache dans votre intime. Attendez vous à révéler des traumatismes. Pas spécialement les vôtres, pas forcément ceux de vos compagnons de jeux mais des situations à la noirceur infinie, crevant le glauque bubon de l’âme humaine. Le plateau et le panel d’action créent une structure efficace que les joueurs transfigurent par leurs descriptions. Pas besoin d’angoisser sur la notion de roleplay, une partie réussie de s’échapper des faubourgs n’a pas nécessairement besoin que vous prouviez votre affiliation aux cours Florent. Laissez filer vos peurs jusqu’à ce qu’elles forment une toile dont la cohérence se révélera d’elle même. Utilisez vos mots, utilisez votre part de ténèbres. Inutile de se draper dans l’illusion de l’autre. Le Tourment est inévitable.
D’ailleurs, il ne sera pas inhabituel de soulever des sujets difficiles lors d’une partie de ce jeu. Prévenez vos joueurs, préparez-vous. L’histoire de cette vieille femme abandonnée dans un hospice pour y mourir, battu par un beau fils qui l’a dépossédé de ses biens, affrontant le cadavre vomissant du goudron de son petit-fils décédé dans un accident et tentant avec peine un rituel à la morgue ne plaira pas à tout le monde et il pourra être plus adéquat de transformer le récit en un slasher gore dont l’extrémisme flamboyant rappellera plus facilement les clichés du genre et rendra la fiction plus acceptable.
Il est perturbant de présenter S’échapper des faubourgs d’un point de vue de jeu de plateau car toute sa richesse et sa profondeur naissent de son outillage narratif, de sa propension à inciter à d’incroyables ambiances et à créer une tonalité cauchemardesque unique et intime. Bien que l’article soit biaisé par sa volonté incitative, un peu de recul, notamment en lisant la partie explicative du livret de règles, permet de comprendre à quel point le jeu est intéressant et accessible; un mélange organique de deux tendances divergentes du divertissement de groupe. Sa profondeur thématique n’a d’égale que l’efficacité de son encadrement technique et la lecture de quelques comptes rendus suffit à faire comprendre à quel point le jeu, aussi accessible soit-il, peut se renouveler à loisir.
Il peut s’avérer difficile de jouer stratégique à deux joueurs. La présentation des règles déconcerte. Interagir entre participants au sein même de la fiction est aussi parfois compliqué. Bien que suivant la voie rarement usitée du jeu de rôle compétitif, Thomas Munier précise qu’il faut parfois s’abandonner à l’histoire et choisir de nourrir la fiction, aux dépends peut-être de son intérêt immédiat. S’échapper des faubourgs mélange un coté très procédurier et un champ d’action très vaste, un déroulement officiellement stratégique et une finalité pourtant altruiste. C’est une porte d’entrée dans le monde du jeu de rôle qu’on ne doit emprunter qu’avec les tripes bien attachées mais sans pour autant devoir s’armer d’un bagage roliste conséquent.
À télécharger (ou acheter) ici dans la version qui vous sied le mieux.
» […] J’ai écrit S’échapper des Faubourgs, un jeu de dupes, un cauchemar de poche en 40 pages hallucinées. C’est un livre qui interroge la notion même de jeu. Quand commence le jeu ? Quand on a lu les règles et rassemblé des joueurs, ou dès la première ligne ? Joue-t-on à un jeu pour se divertir ou pour tester ses limites ? Qu’a-t-on le droit d’aborder dans un jeu ? Un jeu est-il vraiment à part de la vie ? Où sont les Faubourgs ? Peut-on vraiment s’en échapper ? Qu’y a-t-il au delà des Faubourgs ? Qui veut s’aventurer dans cette épreuve d’horreur intime et personnelle ? A chasser le monstre, à quelle vitesse devient-on soi-même un monstre ? A quel point un jeu peut-il être poussé en restant jouable ? A-t-on le droit d’y engager ses émotions et ses pulsions ?
S’échapper des Faubourgs est singulier. Apparu dans des conditions de pression et de température hors-norme. Quelque chose qui me hantera, avec des questions, des regrets, des termes et des images qui me font peur. C’est mon cauchemar personnel, c’est le cauchemar d’une vie et d’une carrière, et ce sera sans doute le cauchemar de celles et ceux qui le liront et le joueront.
J’en profite pour détailler mes influences rôlistiques pour S’échapper des Faubourgs :
– La Méthode du Docteur Chestel, de Daniel Danjean, qui propose de visiter l’inconscient de malades pour les guérir.
– Lacuna, de Jared Sorensen, qui transpose l’onirisme en jeu de rôle dans toute son absurdité
– Little Fears de Jason Blair, qui propose un rapport très intime à l’horreur et prend de véritables risques ludiques.
– Patient 13, d’Anthony Combrexelle, pour son ambiance cauchemardesque et son premier scénario dont la structure m’a vraiment marqué.
– Prosopopée, de Frédéric Sintes, pour sa gestion du partage de l’autorité et la possibilité, immense, de faire créer l’univers par les joueurs.
– Sombre, de Johan Scipion, pour l’idée de confier l’ennemi aux joueurs dont le personnage vient de mourir, et pour son influence sur moi en général en matière de jeu horrifique et onirique. »
Propos de Thomas Munier tirés de son blog.
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