S’échapper des faubourgs demande une certaine forme d’implication, de préparation et de courage. Et si je vous disais qu’il existe des jeux de rôle délirants, infiniment drôles, sans aucune préparation préalable, qui miment efficacement les principes de certains jeux de société, ne nécessitent quasiment pas de matériel et se jouent en un rien de temps?
Achille’s heels est un game poem. Fondamentalement, un game poem est un texte ludique souvent succint manipulant les limites de la définition de jdr et se concentrant sur des situations ou émotions très précises. Parfois injouables, parfois purement métaphoriques (a great machine de Jared Axelrod se joue à 0 joueurs, par exemple) parfois abscons, les game poems sont issus d’une vision scandinave indé et experimentale du jeu de rôle particulièrement connectée à son intime. La tendance fut vivace, bien que discrète et ravit les amateurs d’objets ludiques bizarroïdes (notamment ceux qui cherchent à s’extraire des clichés de donjons & dragons aux côtés de ceux qui tentent d’échapper à l’influence parfois castratrice des maîtres du jeu). Gizmet tenta en 2010 de produire un game poem toutes les semaines. Ce projet totalement irréalisable donna tout de même lieu à la création d’une infinité de petites pépites délicatement étranges dont fait partie achilles’ heel.
Les règles de ce petit jeu rapide tiennent sur une page ou deux, voire sur un screenshot ou deux, ou même sur un simple bout de mémoire ou deux. Pour démarrer une partie, il vous faudra en sus des règles 10 bouts de papiers vierges de la taille de votre choix, de quoi maculer ces supports d’informations écrites et 15 trucs-bidules qui serviront de monnaie de pari (pions, cacahouètes, petits cailloux, pièces de centimes… Le fond des poches, bien souvent).
Achilles’ heel se joue uniquement à deux joueurs. C’est un duel dans sa plus pure et délirante forme. Un des joueurs incarnera un super-héros iconique aux pouvoirs protéiformes et situationnels tandis que le second donnera vie à sa nemesis, son maléfique adversaire de toujours dont tous les plans visent à la destruction/domination du monde/du super-héros. Jeu d’imagination sans aucune limite ni sans aucune obligation de cohérence, A’H mélange jdr totalement débridé et mécanismes de pari à l’ancienne amenant à de discrètes notions de bluff et de double guessing.

Une partie du talon d’achille se déroule comme suit, en une quinzaine de minute ou plus, selon votre verve:
– le joueur ayant choisi le rôle du superslip écrit quelque chose de son choix sur les 10 papiers qu’il en profite pour numéroter. Ces dix éléments (lieux, objets, concept, personnages, etc) représenteront les angoisses du héros. Ces peurs paniques peuvent donc osciller de la saucisse de morteau aux personnes qui mâchent la bouche ouverte en passant par les dinosaures ou la ville de Caen.
– Les 10 papiers pliés et stockés dans un pot commun, les deux joueurs en saisissent respectivement 4 dont ils mémorisent les numéros sans rien révéler à l’adversaire. Les deux numéros restants, inconnus des deux joueurs, représentent les points faibles mortels du héros tandis que les autres ne seront plus que simples phobies. Tous les papiers retournent dans le pot commun. Chaque joueur n’a à ce stade pris connaissance que de 4 craintes sur les 10 et s’evertuera soit à éviter les deux points faibles majeurs soit à les utiliser à son avantage.
– Le jeu se déroule en 6 rounds. Lors d’un round, le super-vilain tire deux papiers numérotés et les révèle. Il doit imaginer et donc décrire un plan machiavélique par phobie ainsi découverte. Les plans constitueront un dilemme car le super-héros ne pourra en enrayer qu’un seul. Le super-méchant devra alors parier un nombre croissant de pions sur ses plans. Le super-héros choisira auquel il s’oppose en décrivant la scène, utilisant n’importe quel pouvoir qui lui vient à l’esprit. Une fois ceci fait, les deux protagonistes découvrent si ils étaient en présence d’un talon d’achille (si personne n’a connaissance préalable d’un des numéros alors c’est un point faible).
– Si le héros a choisi de combattre une menace qui n’était pas un point faible, il gagne la mise affiliée tandis que le vilain récupère celle de l’autre menace. Si le héros a malencontreusement décidé de se confronter à sa kryptonite, alors le vilain récupère toutes les mises en jeu et gagne aussi le droit de rembarrer le héros.
– Une fois tous les papiers piochés, l’ultime phase de conclusion s’amorce. Dans un affrontement final homérique, les deux joueurs utiliseront leurs jetons pour décrire tour à tour leurs attaques jusqu’à ce que l’un des deux soit à court. Le joueur dépossédé de toute mise est alors vaincu, de préférence de manière totalement flamboyante, par son ennemi qui choisit la description de la mise au pas.

Les mécanismes sont simples et encadrent efficacement une narration qui ne nécessite aucun talent de conteur. On demande seulement aux joueurs de lâcher prise et de donner vie à leurs plus éclatants fantasmes super-héroiques. N’hésitez d’ailleurs pas à en rajouter, à la fois dans l’interprétation et dans l’incongruité des idées. Achilles’ heel est le jeu des pataquès, des noooon emphatiques, des cri wilhelm et des pouvoir absurdes. À vous de décider si votre affrontement sera mortellement sérieux ou totalement parodique. Je sais vers quelle option mon cœur balance après avoir vu mon super-héros combattre nu Tom Cruise au colisée de Rome entouré par des moustiques de deux mètres, produire des rayons laser irritants par les yeux l’obligeant à battre des paupières à la vitesse de la lumière et sauver l’Europe d’une invasion de nains bodybuildés, glabres, lustrés et génétiquement modifiés pour avoir la force de trois tanks après avoir avoiné un pape maléfique…
La dernière phase de jeu est à détacher du reste de la partie. Elle ne sert qu’a mettre en scène de la manière la plus éclatante possible la défaite inéluctable de l’un des joueurs. Fini la compétition car à ce stade le gagnant est deja connu. Ne reste plus qu’à partir avec les honneurs, de préférence en en rajoutant des caisses.
Achille’s heel n’est pas parfait, loin de là. La conclusion tend à déplaire aux joueurs les plus compétitifs tant qu’ils n’ont pas acté qu’elle n’existe que pour rajouter au fun de l’affrontement (tout enjeu autre que narratif ayant disparu). Le système d’estimation des points faibles peut s’avérer aléatoire, un brin automatique et enfin répétitif mais sur 5 manches, ça n’impacte que très peu le jeu qui repose essentiellement sur le délire total généré par les outils narratifs. Le but n’est alors plus spécifiquement de gagner scientifiquement mais bien de terminer fébrilement la partie et de revenir, haletants et hilares, sur le récit ainsi déroulé. Vous ne rirez jamais autant que pendant une partie d’Achilles’ heel.
Le jeu, une fois aisément mémorisé, se sort en n’importe quelle situation. Vacances, transports, périodes d’attente… Il suffit de trouver dix misérables bouts de papier et de quoi parier. Le jeu idéal pour un tête à tête réussi ou pour combler à la volée un moment de creux.
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